Analyse: élections en Bolivie, un pays déchiré par la répression et les fausses nouvelles

La Bolivie se trouve dans une situation difficile. Les élections de ce week-end ont déjà été reportées à plusieurs reprises et se déroulent en pleine crise du coronavirus. Le coup d'État du début de cette année et la répression qui l'a accompagné sont-ils déjà suffisamment digérés? David Verstockt, qui suit le fonctionnement FOS en Bolivie, fait une analyse.

« Est-ce que je peux vous citer ? », j’ai posé cette question à tous ceux à qui j'ai parlé. La démocratie, c'est la différence d'opinion organisée, dit l'adage, mais que faire si cette différence d'opinion déchire les amitiés et les familles et finit par des engueulades ou pire encore ? Alors les gens préfèrent ne plus être cités. Cet article n'est pas seulement une réflexion sur les prochaines élections boliviennes du 18 octobre 2020, c'est un portrait politique dramatique d'un pays extrêmement divisé.

Les sondages

D'abord les chiffres, les trois derniers sondages montrent le même panorama électoral qu'en 2019. Le parti de l'ancien président Evo Morales est largement en tête. Le résultat du Movimiento Al Socialismo, soit le MAS, avec le candidat présidentiel Luis Arce, passe de 34% (IPSOS) à 44,4% (CELAG). Le poursuivant Carlos Mesa et sa Comunidad Ciudadana sont à la traîne avec une différence d’ autour de 10%. Cela est pertinent car, selon la loi électorale bolivienne, une victoire au premier tour est possible avec 40 % des voix et 10 % d'avance sur le second. Le troisième est Fernando Camacho qui est très conservateur, avec environ 15 % des voix. Avec son parti Creemos, « nous croyons », il est en tête des sondages dans l'agro-capitale Santa Cruz. Comme une sorte de version légère du président brésilien Bolsonaro, il personnifie le vote anti-MAS enragé. Tous les sondages mesurent la préférence de vote nationale. Toutefois, les Boliviens à l'étranger voteront également ; ils représentent environ 3 % de l'électorat. Et ces 3 %, principalement dans le pays voisin l'Argentine, votent historiquement résolument en faveur du MAS. Avec le vote étranger, le MAS semble évoluer vers une victoire au premier tour. Les différences avec 2019 sont loin. Cela ressemble au statu quo. Pourtant, l'année passée, le pays andin a subi la plus grande crise politique, sociale et économique depuis des décennies.

« La simple vérité est qu'il n'y a pas d'autre projet politique dans ce pays qui défende les intérêts de la majorité », déclare Guadelupe Pérez du collectif féministe Colectivo Rebeldía. « En 2020, beaucoup de personnes sont arrivées à la conclusion que les autres parties ne constituent pas une véritable alternative. De plus, et beaucoup de personnes ne le comprennent toujours pas, le MAS n'est pas un parti politique traditionnel. Ainsi, la vieille logique selon laquelle, après des années de gouvernance, le parti et son potentiel de vote sont usés est moins valable pour le MAS. Et ne me comprenez pas mal, cela a des côtés positifs et négatifs. Le MAS était et est toujours le parti de la classe rurale plus pauvre. Les groupes historiquement marginalisés, la population rurale et indigène mais aussi les citadins pauvres de la périphérie, n'ont jamais eu de parti dans lequel ils se sont reconnus. Ils n'ont jamais vu leurs intérêts représentés. Et avec la montée du MAS, cela a changé. Le MAS est devenu leur parti. Ils s'y identifient. Aujourd'hui, lorsqu’on appelle à supprimer le MAS des listes électorales, ces personnes se sentent prises au piège. Suspendre le MAS équivaudrait à nier à nouveau ces groupes historiquement marginalisés. Le symbolisme est tout », poursuit Perez.

La fraude à l'ère de l'après-vérité

« Bien évidemment, il n'y avait pas question de fraude l'année passée », a déclaré récemment le candidat du MAS Arce, dans une interview à la chaîne de télévision Red Uno. Les autres candidats présidentiels étaient fortement d’avis, lors du débat présidentiel, qu'il y avait bien eu fraude électorale. La période précédant les élections de 2020 est à nouveau dominée par l’histoire de fraude. L'histoire semble se répéter.

Les récents sondages confirment ce que trois enquêtes internationales ont déjà montré en 2020 : la grande allégation de fraude, l'étincelle qui a mis le feu aux poudres fin octobre et début novembre 2019, était une boîte vide. En amont des élections de 2019, le récit de l'opposition du MAS s'est concentré sur la « fraude ». Ce discours avait du succès. Non seulement l'opposition politique, mais aussi de grands groupes de la population, des plus conservateurs aux plus verts, sont entrés dans ce cadre et ont immanquablement cru que l’on chipoterait à grande échelle. Le discours a également trouvé un écho au niveau international. Il a tout de suite rendu illégitime chaque résultat des élections de 2019 et a été le catalyseur pour causer le « changement » souhaité. En novembre 2019, les organisations internationales ont hésité à dénoncer vigoureusement le coup d'État de peur de défendre des élections frauduleuses. Aujourd'hui, il existe un consensus international sur plusieurs éléments du coup d'État de 2019 ; d'une part, il n'y a pas eu de fraude à grande échelle et, d'autre part, les droits de l'homme ont été brutalement bafoués. Cependant, une grande partie de la population bolivienne croit encore qu'il y a eu fraude. « Ces étrangers n'en savent rien », dit-on maintenant sur les médias sociaux. La période de l'après-vérité est également un problème en Bolivie, pour ainsi dire.

« C'est incroyable mais vrai. Au niveau international, il peut y avoir un consensus, mais une certaine partie de la population bolivienne refuse fermement de reconnaître qu'il n'y a pas eu de fraude. Malgré toutes les recherches. La haine envers le MAS et le mot « socialisme » est si profonde que toute concession, toute reconnaissance d'erreur est impossible. Pour cette partie de la population, cela signifierait que vous êtes en fait un adhérent d'Evo. Et cela est tout simplement impossible », déclare Emira Imaña, coordinatrice du réseau de santé Alames.

Tout comme en 2018 et 2019 en Bolivie, Trump parie également aujourd'hui sur le récit de la fraude. Un jeu dangereux dans des sociétés profondément polarisées comme la société américaine, car cela risque de compromettre tout résultat. Il vaut mieux que les démocrates soient sur le qui-vive.

Persécution politique

Le coup d'État et le bouleversement politique n'ont pas eu le résultat escompté. Lors de la publication des premiers sondages et des études électorales, le MAS était toujours en tête. La « révolution des pititas », pititas renvoie aux classes urbaines supérieures du pays qui ont mené la protestation dans les rues l’année passée, a été accompagnée de 21 jours de manifestations contre la fraude électorale du MAS. Les 14 années du MAS ont été réduites à la fraude, à la corruption et au népotisme, et tous les partisans du MAS faisaient partie du même régime néfaste. Avec la disparition d'Evo Morales, l'effondrement du MAS semblait une possibilité selon certains analystes politiques. En effet, ce parti politique relativement nouveau était un amalgame de différents groupes ayant parfois des attentes et des souhaits contradictoires. Pendant 14 ans, Morales a maintenu un équilibre difficile au sein du parti et a été, en quelque sorte, le ciment qui l'a maintenu. Des féministes de gauche, des agriculteurs traditionnels, des communautés indigènes et migrantes, aux intellectuels, entrepreneurs et travailleurs indépendants, le drapeau bleu du MAS a représenté plusieurs éléments mais a perdu son personnage principal lors du coup d'État. Or, inopinément, le parti s'est avéré plus important que Morales en 2020. Le renouvellement politique urgent s’est soudain accéléré. La présidente du Sénat, Eva Copa, une jeune femme aymara de la métropole El Alto, est l'une de ces fortes personnalités qui ont pris les rênes. La thérapie de choc politique de 2019 semble avoir fait du bien au parti, l’écart entre le parti et la base semble se combler à nouveau.

Le fait que la base du MAS est restée fidèle au parti a fait passer la présidente intérimaire Áñez à la vitesse supérieure. De nombreux politiciens du MAS ont été poursuivis en justice. Human Rights Watch a récemment parlé de « l'instrumentalisation de la justice » par le gouvernement Áñez. « De nombreux juges et procureurs ont été mis sous pression pour poursuivre les personnes associées au MAS. Plus de 150 personnes ont été inculpées de terrorisme et de sédition ». Egalement le candidat présidentiel Arce. Il a été inculpé pour l’ « achat irrégulier de logiciels » lorsqu'il était encore ministre de l'économie il y a quelques années, et une enquête est actuellement en cours sur les « actes financiers suspects » d'Arce et de sa femme. Ce n’est qu’au 5 octobre que le MAS a été assuré de participer aux élections après que le parti a risqué de perdre sa personnalité juridique devant les tribunaux. Morales a été inculpé de terrorisme. Mais d'autres ont également été victimes. Par exemple, le secrétaire général de la centrale syndicale COB a été inculpé pour « violence contre l'État », des enquêtes judiciaires ont été ouvertes contre de hauts fonctionnaires de la compagnie de téléphone ENTEL et de Mi Teleferico, des militants ont été arrêtés pour avoir publié des messages enflammés sur les médias sociaux, et plusieurs journalistes ont été emprisonnés. Les juges qui ont plaidé pour un adoucissement des sanctions ou une assignation à résidence pour les politiciens du MAS condamnés ont été menacés par le ministère de l'intérieur et arrêtés. Murillo, qui s’est chargé du ministère, parlait régulièrement de « chasse aux sorcières » contre les complices de Morales et exigeait « un nettoyage » du Ministère public. En plus de la soi-disant guerre de loi, les dirigeants politiques du parti socialiste ont également été confrontés à des campagnes de diffamation.

De lourds nuages s'amoncellent

Le billettiste bolivien Fernando Molina qualifie l'atmosphère en Bolivie de « toxique ». « O se croirait au début des années 2000. Quand Evo Morales s'est présenté aux élections présidentielles. A ce moment aussi, il y avait une sorte de racisme viscéral. L'utilisation du langage dans les rues et les médias sociaux est à nouveau extrêmement raciste aujourd'hui », témoigne un ancien secrétaire général de la fédération des ménages FENATRAHOB. « Je crains pour les élections », dit-elle. « Une victoire du MAS ne sera pas acceptée. En même temps, le crédit de ce gouvernement intérimaire est plus qu'épuisé. Je crains le pire ».

La période précédant les élections n’annonce rien de positif. « L'armée est prête », a déclaré le ministre de la Défense López la semaine passée lors d'un hommage aux militaires qui ont capturé Che Guevara. « L'histoire se répète, le peuple bolivien a chassé un tyran, la Bolivie va [le 18 octobre prochain] choisir entre la dictature socialiste et ceux qui veulent honorer ces héros militaires. »

La Bolivie a besoin d'élections pour sortir de l'impasse, mais le poison de la polarisation extrême s'est largement répandu. La violence après les élections semble presque une certitude. Le peuple retient son souffle.

Photo: Lien Merre